L’avenir du passé
À DURBAN DÉJÀ, DEUX VISIONS DU MONDE FACE À FACE | ||
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![]() Conclue trois jours avant les attentats du 11 septembre, la conférence de Durban sur le racisme a témoigné de la colère croissante des opinions du Sud face à l’Occident. Le retrait des Etats-Unis, en signe de solidarité avec Israël, a fait scandale. Et si, sous la pression des pays africains, la traite et la mise en esclavage des Noirs ont été qualifiées de crime contre l’humanité, les anciens pays colonisateurs ont refusé d’assumer des « réparations ». Un choc de politiques plutôt que de civilisations… ![]() |
Par Christian de Brie Journaliste. |
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Décidée en 1997 par l’Assemblée générale des Nations unies, au vu du génocide rwandais, de l’épuration ethnique dans les Balkans et de la montée de la xénophobie en Europe occidentale, la troisième Conférence contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance se proposait d’élaborer un programme de lutte contre le racisme, que chaque pays s’engagerait à mettre en |uvre sur le plan national. Réunie à Durban du 31 août au 8 septembre, après des mois de laborieuses et conflictuelles négociations préparatoires, elle promettait d’être houleuse. Parce que le choix symbolique de l’Afrique du Sud, sept ans après les premières élections multiraciales qui devaient mettre fin au régime d’apartheid sans en effacer les séquelles, allait mobiliser la majorité noire marquée par des décennies d’oppression blanche. Regroupée au sein d’une Coordination nationale sud-africaine (Sangoco), réunissant quatre cents associations, bien décidée à se faire entendre, mobilisant douze mille manifestants dans les rues de la ville, elle devait, forte de son expérience de l’après-apartheid, pointer du doigt l’essentiel : « On ne peut pas séparer le problème du racisme de celui de la discrimination entre pauvres et riches. » Parce que tous les pays africains, unis, exigent que la traite et l’esclavage soient qualifiés de « crimes contre l’humanité », imprescriptibles, ouvrant droit à des « réparations », lesquelles seraient assorties de la discussion de l’« initiative africaine » : un plan de développement pour le continent élaboré à partir du Programme africain pour le millénaire (MAP) de l’Afrique du Sud et fondé sur de nouveaux rapports Nord-Sud, en particulier en matière d’investissements, d’accès aux marchés et de développement des infrastructures. Parce que les Palestiniens, victimes exaspérées de la répression israélienne, soutenus par les pays arabes, entendaient bien dénoncer « une conspiration colonialiste d’agression, d’éviction forcée, d’usurpation de la terre et de violation des lieux saints chrétiens et musulmans », selon les propos de M. Yasser Arafat, qualifiant la politique d’Israël de « raciste » et demandant qu’elle soit reconnue comme telle. Parce que les Etats-Unis et les anciennes puissances colonisatrices européennes, réticents à reconnaître l’esclavage et la traite des Noirs comme « crimes contre l’humanité », à l’exception de la France qui vient de le faire (1), récusaient toute idée de « réparations ». Ainsi que tout compromis avec les pays qui voudraient assimiler le sionisme à une forme de racisme et faire d’Israël le principal accusé, ce qui servira de prétexte aux Américains pour quitter la Conférence. Parce qu’un contre-sommet réunissant près de trois mille organisations non gouvernementales (ONG) allait faire entendre sur un autre ton la voix des peuples opprimés, manifester sa solidarité avec les Palestiniens et peser sur la conférence. Avant d’adopter dans une certaine confusion une déclaration finale où la dénonciation d’Israël comme Etat raciste accusé de génocide finira par occulter toutes les autres propositions. Jugée inacceptable par la secrétaire générale de la Conférence, Mme Mary Robinson, par les pays européens et par de nombreuses ONG, elle faillit conduire à la rupture. Et la déclaration finale de compromis, si elle ne condamne pas Israël, reconnaît l’esclavage comme « crime contre l’humanité » justifiant des « excuses », mais pas de compensations financières, sinon la mise en place de programmes de développement pour les sociétés victimes. Si cent soixante pays étaient représentés à la Conférence, à peine une douzaine de chefs d’Etat s’étaient déplacés, en particulier aucun des plus hauts responsables des pays les plus riches, à l’indignation des ONG, exprimée par Mme Rigoberta Menchú, Indienne du Guatemala, Prix Nobel de la paix : « Notre présence est un défi à la promesse non tenue des Nations unies de mettre fin aux régimes coloniaux qui ont subjugué les peuples indigènes et créé de honteuses institutions d’esclavage. » De l’aube du XVIe siècle à nos jours, la civilisation occidentale a construit sa suprématie universelle sur une pyramide de génocides et de crimes contre l’humanité, d’une barbarie sans précédent dans l’histoire, par son ampleur et sa durée. Insoutenable vérité pour les héritiers d’aujourd’hui, à peine disposés à reconnaître du bout des lèvres la culpabilité de leurs pères, pourvu qu’ils gardent les profits de leurs conquêtes. L’esclavage n’a pas disparuLorsqu’en 1492 Christophe Colomb y débarque, l’Amérique compte quelque quatre-vingts millions d’habitants (sur une population mondiale d’environ quatre cents millions). Un demi-siècle après, il n’en reste que dix millions, soit 12,5 % - au Mexique, un million sur vingt-cinq, soit 4 %. La destruction des Indiens d’Amérique (qui se poursuit encore aujourd’hui) s’accompagne du pillage systématique des richesses et du vol à main armée des terres. Commence alors la traite transatlantique et la mise en esclavage des Noirs d’Afrique sur le continent américain, évaluée à quinze millions d’hommes, de femmes et d’enfants, durant trois longs siècles. Interdite en 1807 par les Anglais, puis par d’autres nations, pour des raisons rien moins qu’humanitaires, elle se poursuit illégalement pendant des décennies. Mais l’extinction de la traite transatlantique n’est pas celle de l’esclavage, qui, pour la France, aboli en 1794 puis 1848, perdure dans les faits pendant toute la période coloniale, jusqu’à la suppression du travail forcé en 1946. Chacun, à l’Ouest, croit savoir ce qu’a été cette expérience pour l’avoir découverte dans les livres d’école, la condamne et s’empresse de faire table rase du passé. Mais le passé est éternel. Que triomphent demain la paix et la justice, rien ne pourra jamais effacer l’insondable détresse de ces myriades d’êtres humains dont la vie a basculé sans retour dans l’horreur et la désolation. De ce que l’être humain est capable de faire de l’homme, nous n’avons encore presque rien appris. Parce que ces crimes contre l’humanité ne sont pas un accident de l’histoire, qu’ils ont été prémédités, justifiés, codifiés, durant des siècles, ils ont laissé dans la conscience collective occidentale la trace profonde d’un racisme historique, racisme rampant, mais encore enraciné. Il serait donc bien léger de tourner le dos à un passé toujours présent. Et il aura fallu que le racisme génocidaire culmine dans la destruction méthodique et accélérée de la quasi-totalité des juifs d’Europe - six millions en quatre ans -, la mise en esclavage de millions d’autres personnes, principalement des Slaves, par les nazis et leurs complices en Allemagne et dans la plupart des pays occupés, dont la France, pour que la conscience occidentale commence à vaciller. Forcée par l’immense travail de mémoire de victimes rescapées, de témoins et de chercheurs, juifs pour la plupart, fouillant inlassablement pour tenter de comprendre pourquoi et comment l’impensable s’était réalisé. Déshumanisation de populations entières stigmatisées, rationnellement justifiée, inculquée, acceptée ou tolérée ; terreur absolue rendant vaine l’idée même de résistance, exercée en toute impunité par des tueurs psychopathes, mais aussi par de bons pères de famille ; participation forcée des victimes à leur propre destruction ; exploitation jusqu’à la mort de leur force de travail et cupidité effrénée des bourreaux : le processus semble enfin révélé. Et pourtant, comme vient de le démontrer magistralement Rosa Amelia Plumelle-Uribe, auteure noire colombienne, dans un livre bouleversant (2), ce qui a fonctionné à l’encontre des juifs s’est appliqué durant des siècles, en particulier à l’égard des Indiens d’Amérique et des Noirs d’Afrique, sans que l’homme blanc s’en avise. Aujourd’hui encore, il n’est ni disposé à le reconnaître ni à l’assumer, semblant donner raison aux propos d’Aimé Césaire : « Ce que le très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle (…) ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique (3).  » Tant il est vrai que, tandis qu’officiaient, à Nuremberg, les juges américain, soviétique, britannique et français, la ségrégation raciale restait légalisée aux Etats-Unis, le goulag tournait à plein régime en URSS, Grande-Bretagne et France traitaient à la bombe et au napalm la volonté d’émancipation des peuples colonisés qu’ils venaient de mettre durement à contribution pour leur propre libération(4). Quelques années plus tard, l’Occident acceptait pour allié et soutenait militairement et économiquement le gouvernement raciste d’Afrique du Sud, truffé de néonazis, avant de le lâcher sous la pression de la communauté internationale et pour la sauvegarde de ses intérêts bien compris. A l’exception d’Israël, dernier et indéfectible soutien du régime de l’apartheid, qui lui servit de modèle dans le traitement des Palestiniens. Pas plus que le racisme fondé sur des critères ethniques ou religieux, l’esclavagisme n’est une invention ni une exclusivité de l’homme blanc occidental. L’esclave est né dès les premières guerres, quant le vaincu, tendant le cou à son ennemi, lui laissait l’alternative de le trancher ou de l’enchaîner. Simple butin, lui, sa femme, ses enfants, déshumanisés, exploitables à merci, achetés et vendus sur les marchés, entièrement soumis à son propriétaire. De l’Egypte à la Chine, de la Grèce à l’Empire mongol ou à l’Empire ottoman, presque toutes les « civilisations » ont été esclavagistes sans aucun sentiment de culpabilité. En Afrique même, les arabo-musulmans ont pratiqué la traite des Noirs, avant, pendant et après les Européens, sur des populations au moins équivalentes et dans des conditions similaires. Et, de même, les anciens royaumes africains, en guerre perpétuelle - ni plus ni moins que les royaumes européens ou asiatiques -, n’ont pas attendu l’homme blanc pour se livrer entre eux au commerce lucratif des esclaves (5). Et l’on sait que l’esclavage, y compris la traite, n’a pas disparu. Un demi-siècle après la Déclaration universelle des droits de l’homme, il perdure ; les victimes en sont les plus faibles des pays les plus pauvres : travail forcé de millions d’enfants, loués ou vendus à de lointains exploiteurs, fillettes venues du Sud contraintes au travail domestique, femmes de l’Est et du Sud livrées à la prostitution… Quant au racisme et à la xénophobie, ils recouvrent toute la planète, explosant régulièrement, ici ou là , dans un déferlement de violences meurtrières. Rien de tout cela n’interdit de réparer les dégâts du passé. Cent trente-six ans après son abolition, constate Mme Barbara Lee, représentante démocrate de Californie et membre du Black Caucus, les séquelles de l’esclavage se font toujours sentir aux Etats-Unis. Et certainement plus encore, celles de la traite, en Afrique. Jusqu’à nos jours, on a surtout indemnisé les esclavagistes, contraints de céder à leurs victimes les biens qu’ils avaient usurpé. Haïti, l’un des pays les plus pauvres de la planète, a payé à la France, jusqu’en 1946, 150 millions de francs-or destinés à rembourser les colons après l’indépendance conquise en 1804. Ces dernières années, les Etats-Unis ont mené avec succès le combat des réparations aux travailleurs forcés de la seconde guerre mondiale. Ils en ont fait accepter le principe, trouvé les modalités. Et c’est justice. Comment justifier leur position, à Durban, et celle des pays européens, pour qu’en ce qui concerne les autres victimes, et en particulier les Noirs, la question ne soit même pas posée ? En affirmant que le problème n’est pas le même, que la notion d’esclavage recouvre des réalités très différentes, que la désignation des responsables comme l’identification des ayants droit des victimes est bien aléatoire, que les « réparations » créeraient une nouvelle forme de dépendance du Sud à l’égard du Nord, qu’elles aideraient surtout les oligarchies africaines à se maintenir au pouvoir, après avoir enrichi des cabinets d’experts et de juristes, on se voile la face. Science et religion, croyance et savoir : c’est sur ces piliers que la société occidentale, chrétienne et capitaliste, s’est édifiée, qu’elle maintient sa domination et creuse le fossé béant qui sépare l’humanité entre Nord et Sud, riches et pauvres. Partout où les inégalités économiques, sociales, juridiques et statutaires se développent et perdurent, finissent par prospérer le racisme, la justification idéologique de la supériorité des uns et de l’infériorité des autres, maintenus sous dépendance, humiliés et persécutés. Le sort fait aux Palestiniens par Israël depuis des décennies en est l’illustration tragique. S’il a acquis une telle importance sur la scène internationale quand celui de tant d’autres peuples reste méconnu, ce n’est pas parce qu’il sert de prétexte à la manifestation d’un antisémitisme toujours vivace, ouvertement exprimé par certains à Durban. C’est qu’il apparaît comme un condensé, en modèle réduit, de l’injustice archaïque qui préside aux rapports entre les êtres humains et comme une préfiguration de ce que pourrait être le monde de demain : un retour au passé. Christian de Brie.
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(1) Sur une proposition de loi de la députée guyanaise Christiane Taubira-Delanon, votée par le Parlement en mai 2001. (2) Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La Férocité blanche, des non-Blancs aux non-aryens, génocides occultés de 1492 à nos jours, Albin Michel, Paris, 2001. (3) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1955, cité par Louis Sala-Molins, dans sa préface au livre de Rosa Amelia Plumelle-Uribe. (4) Lire « Polémiques sur l’histoire coloniale », Manière de voir, n° 58, juillet-août 2001. (5) Lire Mungo Park, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, La Découverte, Paris, 1996. |
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