Alibi terroriste pour racisme antimaghrébin
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LE MONDE DIPLOMATIQUE
Novembre 2001 |
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![]() En France, la thèse de l’« ennemi intérieur » favorise l’accroissement des discriminations raciales, qui pesaient déjà lourdement sur la communauté maghrébine, et semble donner une nouvelle légitimité morale à l’islamophobie. ![]() |
Par Nasser Negrouche Journaliste. |
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Ni jets de cocktails Molotov contre les mosquées, ni agressions physiques de chauffeurs de taxis ou commerçants d’origine maghrébine, ni campagne de diabolisation de la communauté pakistanaise établie en France… Le syndrome de Manhattan aurait-il épargné le pays ? « C’est un calme apparent, nuance M. Mouloud Aounit, le secrétaire général du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). Il suffit de prendre le métro pour se rendre compte que les regards sur les Maghrébins se sont beaucoup durcis. Les jeunes des banlieues issus de l’immigration étaient déjà très stigmatisés avant ces événements, alors aujourd’hui, n’en parlons pas… A l’évidence, le racisme sort largement renforcé de toute cette affaire ! Nous devons êtres vigilants, car les risques de dérapages semblent réels. » A Saint-Prix (Val-d’Oise), par exemple, depuis le 11 septembre 2001, le maire RPR Jean-Pierre Enjalbert refuse de délivrer des attestations d’accueil (autrefois appelées certificats d’hébergement) aux « ressortissants émanant de pays régulièrement cités dans les affaires de terrorisme international ou de pays où des scènes de liesse ont accompagné l’annonce du drame que vient de vivre l’Occident ». Une décision illégale, et qui entretient une confusion pour le moins douteuse entre des travailleurs immigrés originaires du Proche-Orient ou du Maghreb qui souhaitent accueillir chez eux un proche et les auteurs d’actes terroristes. Informé de ces pratiques, le MRAP a saisi le préfet d’un recours hiérarchique et le tribunal administratif d’un recours contentieux. Membre du bureau du Mouvement immigration banlieues (MIB), M. Nordine Iznasni prévoit pour sa part « des répercussions négatives pour un grand nombre de personnes, qui risquent d’être perçues comme des ennemis de l’intérieur, dont il faudrait se débarrasser pour garantir la paix sociale. Je pense aux jeunes des banlieues, à tous les Maghrébins de France, mais aussi aux sans-papiers en quête de régularisation et dont un grand nombre ont déjà été placés en centres de rétention depuis la mise en place du plan Vigipirate » (lire Haro sur l’asile). L’argument sécuritaire a aussi justifié la prise de mesures d’exception attentatoires aux libertés individuelles (1) et dont les « cibles », même si elles ne sont pas explicitement nommées, sont connues d’avance. « Il est clair que ce sont surtout les personnes ayant un type physique nord-africain qui vont subir les mesures liberticides que vient de prendre le gouvernement. Notamment à l’occasion de contrôles d’identité ou de fouilles des véhicules, prévient M. Clément Schouler, substitut du procureur de la République et membre du bureau du Syndicat de la magistrature. Cette légalisation de l’état d’exception intervient dans un contexte de montée du discours sécuritaire qui ouvre la voie à toutes les dérives discriminatoires. » Dans le monde du travail, les retombées ne se sont pas fait attendre. Quelques heures seulement après les attentats, c’est une véritable chasse à l’employé d’origine maghrébine (le plus souvent de nationalité française) qui s’est ouverte dans certains secteurs d’activités « sensibles » comme le transport aérien et terrestre, la défense nationale, les usines chimiques ou même les administrations publiques. « On a assisté à des comportements inacceptables, explique M. Jacques Méret, secrétaire général adjoint de l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) qui regroupe environ 360 000 adhérents. Depuis le 11 septembre, de nombreuses entreprises spécialisées dans la mise à disposition de personnel pour assurer des missions de prévention-sécurité, d’accueil du public ou de nettoyage dans des structures privées ou publiques ont été priées de modifier la composition ethnique de leurs équipes. Tous les signalements qui nous sont rapidement parvenus des quatre coins de France se recoupent : les entreprises utilisatrices ne voulaient plus que les employés d’origine maghrébine, hommes ou femmes, continuent à assurer certaines missions d’accueil du public ou de surveillance et protection de locaux réputés sensibles. » Transférés à la caveSous la pression de certains donneurs d’ordre, visiblement sensibles à la thèse de l’« ennemi intérieur », des sous-traitants ont été sommés de « blanchir » leur personnel dans les plus brefs délais sous peine de ne pas obtenir le renouvellement de leurs contrats en janvier 2002. « Nous avons décidé d’écrire au premier ministre pour l’informer de ces dérives et lui transmettre les éléments en notre possession. Il nous semble très dangereux de montrer ainsi du doigt une partie des employés d’une entreprise et de faire peser le soupçon sur elle sans motif sérieux. Je peux déjà vous dire que parmi les donneurs d’ordre formellement incriminés on trouve notamment les Aéroports de Paris, le ministère de l’équipement et plusieurs entreprises réputées installées dans les tours de la Défense. Plusieurs locaux administratifs et sociétés de transport de province sont aussi concernés », tient à préciser M. Méret. Différents moyens sont employés pour exclure les personnes d’origine maghrébine des équipes de travail : non-renouvellement des contrats à durée déterminée, déplacement des salariés sur des sites isolés, passage forcé en service de nuit, affectation à des tâches n’incluant aucun contact avec le public, fin des missions en cours… « Parfois, on leur demande aussi de venir travailler le week-end quand les locaux sont fermés. Il y en a même qui étaient à l’accueil, et qu’on a transférés à la cave ! », s’insurge le secrétaire général adjoint de l’UNSA. Argument officiellement invoqué par les donneurs d’ordre pour justifier ces nouvelles conditions de travail : la peur des autres employés travaillant sur place ou celle du public qui fréquente les lieux. En réalité, les consignes viennent d’en haut. C’est le principe de précaution dans sa version paranoïaque. « Après huit ans d’ancienneté dans l’entreprise, sans jamais aucun problème, ça fait mal, du jour au lendemain, de se retrouver traité comme un terroriste, avoue Djamel, 32 ans, agent de sécurité. Le 12 septembre, on m’a affecté à la surveillance d’un entrepôt isolé qui ne présente aucun risque de sécurité alors que j’étais chargé du contrôle des entrées dans une grande administration. Mon patron m’a dit que c’était provisoire et qu’il n’avait pas le choix. Il m’a dit que je serai payé normalement, mais il ne comprend pas que l’argent, c’est pas le problème. Aujourd’hui, je me sens humilié. » A l’argument de la rationalité économique traditionnellement mis en avant par les employeurs pratiquant la discrimination raciale à l’embauche (2), il faut désormais ajouter celui de la précaution sécuritaire, exploité par les donneurs d’ordre qui souhaitent « blanchir » leurs équipes. « Nous sommes des professionnels de la sécurité, nous sommes donc bien placés pour savoir qu’on ne plaisante pas avec ce sujet-là . Mais, au lieu de nous mobiliser pour prévenir les risques d’attentats, on nous accuse d’être nous-mêmes des amis des terroristes au simple motif que nous sommes d’origine maghrébine ou musulmans ! Pour moi, c’est du racisme pur. Avant cette expérience, je pensais que j’étais considéré comme mes collègues. Aujourd’hui, je sais que mes origines passent avant mes compétences professionnelles aux yeux de mes employeurs. Pourtant, je risque chaque jour ma vie pour protéger leurs installations », conclut, dépité, Younès, un agent de sécurité spécialisé dans la surveillance de sites très sensibles. Nasser Negrouche.
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