L’exigence laïque du respect mutuel
LA RÉPUBLIQUE ET SES IMMIGRÉS Â
RÉPUBLIQUE ET SES IMMIGRÉS |
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Yamina Benguigui Réalisatrice de cinéma et de télévision, auteur du film Inch’ Allah dimanche.  Henri Peña-Ruiz  |
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Rampante, innocente ou malhonnête, une certaine « islamophobie » se fraie un chemin dans le débat public français (1). Cette stigmatisation ne date cependant pas des attentats du 11 septembre aux Etats-Unis. L’islam serait, pour certains analystes, inassimilable par la société française, contrairement aux autres religions du Livre. Et l’on passe alors sous silence que ces dernières, au temps de leur domination politique, ont été aussi mortifères pour la liberté et pour l’égalité que la version intégriste de l’islam. Présenté comme ignorant la distinction laïque entre la sphère privée et la sphère publique, il signerait l’obsolescence du modèle républicain d’intégration. La délinquance constatée dans les banlieues ou l’affaire dite du « foulard islamique » illustreraient cette analyse. D’autres, au contraire, affichent une certaine « islamophilie » et demandent à la République de réviser sa laïcité, notamment en finançant sur fonds publics des mosquées ou l’intervention de religieux musulmans dans les établissements scolaires (2). Bref, de rétablir une reconnaissance officielle des religions, dont profiteraient logiquement toutes les confessions. Ainsi, l’archevêque de Strasbourg a-t-il suggéré que le régime concordataire d’Alsace-Moselle, qui consacre des discriminations positives pour les religions catholique, réformée et juive, pourrait bien constituer un modèle pour toute la France. Et Danièle Hervieu Léger demande une révision de la loi du 9 décembre 1905, qui parachève la séparation des Eglises et de l’Etat. De même, l’intégration des personnes qui se reconnaissent dans l’islam nécessiterait des entorses à la laïcité de l’école publique, en autorisant l’intervention dans les classes des représentants officiels des confessions. On invoque aussi le prétendu silence des programmes scolaires en matière de connaissance des faits religieux et mythologiques. Pourtant, les programmes d’histoire, de lettres, d’histoire de l’art et de philosophie permettent d’aborder ces questions. Qu’ils ne le fassent pas suffisamment est peut-être vrai, même si cela reste à démontrer. Ce qui ne justifie en tout cas pas le recours aux représentants des confessions, qui pourraient naturellement avoir d’autres buts que la culture désintéressée. Imagine-t-on un prêtre parlant autant des crimes de l’Inquisition catholique que des textes bibliques attribuant à Jésus-Christ un message d’amour ? La connaissance objective requiert aussi bien l’approche des faits historiques que celle des doctrines. ce qui doit valoir, c’est la distance propre à la déontologie laïque, faite à la fois de refus du prosélytisme et de respect de la diversité des convictions, religieuses ou non. A moins de croire que n’existent désormais que les conceptions du monde de type religieux, et que les citoyens qui ont d’autres options n’existent pas. La laïcité n’est pas volonté d’ignorer, mais souci de laisser aux familles l’élémentaire liberté de donner l’éducation de leur choix, dans la stricte conformité au principe d’égalité, en dehors de l’école. Celle-ci, en effet, a le souci de ce qui est commun à tous, et non seulement à certains : c’est à ce titre qu’elle est ciment social et facteur de paix. Qui ne voit d’ailleurs le danger de faire droit aux adeptes des diverses croyances au sein de l’espace scolaire, et d’y introduire la guerre des dieux comme naguère dans certaines écoles canadiennes, où les jeunes adeptes des religions s’affrontaient sur la base des symboliques vestimentaires arborées (3) ? Cela signifie-t-il qu’il n’y ait rien à faire pour favoriser une meilleure intégration ? Certainement pas. Rien dans l’islam ne s’oppose au respect de la laïcité. Au contraire, seule la laïcité républicaine peut permettre l’intégration pacifique de populations différentes. Dans l’Etat de droit républicain, la même justice doit valoir pour tous, immigrés aussi bien que natifs du pays. Les « immigrés » n’ont plus à être distingués. Ils sont devenus une composante de la population. Il faut donc qu’aucun choix particulier, en matière de religion ou de vie privée, n’y soit privilégié par la loi commune. C’est justement ce qui définit la laïcité : croyants des diverses religions ou athées se voient reconnaître la liberté absolue de conscience et l’égalité dans tous les domaines (lire Qui représentera les musulmans de France ?). Ce qui implique la neutralité confessionnelle de l’Etat et son souci de mettre en valeur ce qui unit plutôt que ce qui divise. Sur un pied d’égalitéO n voit que les différences de culture ou de religion ne sont pas niées, mais vécues de telle façon que demeure possible un espace régi par le seul bien commun, et ouvert à tous. Communauté de citoyens, la nation républicaine ne se fonde en principe sur aucune référence religieuse, aucun particularisme culturel, aucune conception obligée de la vie privée. La République n’est pas chrétienne ou islamique : elle s’interdit de se réclamer d’une confession militante, ou d’un athéisme officiel - et c’est pour cela qu’elle accueille tous les individus en les plaçant sur le même pied d’égalité, quelle que soit leur option personnelle. Il n’y a rien en elle qui puisse justifier l’exclusion, ou la rendre possible. Bien sûr, il faut que les hommes coexistent harmonieusement et qu’en cultivant leurs préférences singulières ils ne soient pas conduits à l’affrontement. En République laïque, le rôle de la loi commune est de rendre possible et d’organiser cette coexistence, et de préserver ce bien commun irremplaçable que constitue l’espace civique accueillant à tous. Le respect des préférences privées a dès lors pour condition qu’elles ne prétendent pas annexer la sphère publique ni compromettre la recherche de l’intérêt commun par des privilèges légaux accordés aux religions ou aux spiritualités athées. Dans une telle conception, les individus sont sujets de droit, et nul groupe particulier ne peut leur imposer quoi que ce soit. Ce danger trouve une illustration en Espagne, où des dispositions concordataires héritées du franquisme (Concordat de 1953, réaménagé en 1978) permettent à l’Eglise d’intervenir comme telle dans l’horaire normal des cours, par la médiation de personnels qu’elle désigne alors qu’ils sont payés sur fonds publics, et qu’elle peut révoquer au seul prétexte, par exemple, qu’ils viennent de divorcer. Or la logique de préservation de ces privilèges, par une sainte alliance des clergés, a conduit l’Etat espagnol à introduire dans certaines écoles publiques du sud du pays des religieux musulmans, dont la première exigence a été que les élèves filles portent le voile qu’elles se refusaient à porter auparavant. Ce double scandale défraie la chronique espagnole (4) et conduit le mouvement laïque à être de plus en plus écouté (5). Certes, la France ne satisfait pas complètement aux exigences de l’idéal laïque, mais ce déficit ne peut disqualifier l’idéal lui-même. Les conquêtes sont partielles, et s’inscrivent dans un processus de laïcisation du droit et de la société qui est encore loin de son terme idéal. Mais elles peuvent d’ores et déjà bénéficier aux immigrés. Evidemment, cette garantie a pour condition une exigence qui s’impose à tous, sans exception : respecter la sphère publique et les lois qui la font vivre, puisque celles-ci, en principe, n’ont pour raison d’être que le bien commun. C’est précisément pour cela que le modèle républicain est intégrateur. Et que l’intégration ne produit nullement l’effacement des patrimoines culturels. Schéma idéal, dira-t-on, car la pratique est autre. Certes. Mais, concrètement, qu’est-ce qui explique un tel décalage ? Il y a bien d’autres facteurs concrets qui nuisent à une intégration pourtant promue par le droit. Peut-être convient-il d’abord de mettre hors de cause l’héritage historique, et les traces que la culture et la religion dominantes, y ont laissées : calendrier, fêtes, usages, références quotidiennes sont propres à un lieu comme à une histoire. Elles paraissent étranges à celui qui vient d’ailleurs et possède d’autres repères. Mais faut-il les gommer pour mieux accueillir ? Cela est à la fois impossible et impensable. L’important n’est pas de réécrire l’histoire, mais de laïciser son héritage. Ce qui compte, c’est qu’aucun privilège juridique ne soit plus accordé au christianisme de ce fait. En outre, les mauvaises conditions de vie, l’exploitation sociale particulièrement intense, mais aussi des réflexes de xénophobie ou de racisme, d’intolérance à l’égard de l’autre, produisent de l’exclusion. L’erreur trop souvent commise est d’imputer à la République elle-même ce qui ne relève pas d’elle. Et de voir dans les exigences laïques et républicaines la source d’une exclusion qui a de tout autres causes. Erreur souvent dictée par la mauvaise conscience liée au souvenir de la colonisation. Celle-ci, pourtant, n’est pas imputable au modèle républicain. Il faut rappeler que le républicain Georges Clemenceau a condamné avec vigueur les expéditions coloniales de la IIIe République. Il convient donc de ne pas se tromper de combat ni d’oublier que la laïcité a rendu possible le « creuset français ». Quel paradoxe ce serait de renoncer à des principes qui ont joué un tel rôle, sous prétexte de mieux intégrer, alors qu’on prendrait ainsi le chemin exactement inverse ! Suivons pour cela Victor Hugo et Jaurès, qui unissaient la République sociale et l’émancipation laïque dans un même idéal. Ceux qui donnent tant à la République, en assumant des tâches souvent ingrates et mal rétribuées, doivent jouir de la plénitude des acquis sociaux, sans discrimination implicite ou explicite. Enfin, il faut que soit assurée une visibilité de toutes les composantes de la République parmi les acteurs de la vie sociale, dans les médias, ainsi que dans l’art. Pour favoriser l’intégration dans le respect de la laïcité, la République doit aussi témoigner de réels « égards », sans que jamais soit mise en cause la loi commune à tous. Si l’on ne peut pour cela réécrire l’histoire ni modifier les paysages et la culture héritée, on peut en revanche tout faire pour que les nouvelles composantes de la population jouissent concrètement de la possibilité de vivre dans la société à égalité. Quelques mesures simplesS ans transiger avec la laïcité de l’école publique et la nécessité de la préserver de toute manifestation ostentatoire d’appartenance religieuse, il est toutefois possible de faciliter l’accueil des jeunes de toutes origines par quelques mesures simples, et à fort coefficient symbolique. Dans les cantines, par exemple, la généralisation du choix entre deux plats pour les repas servis résoudrait de façon discrète la question des interdits alimentaires. L’attribution d’une autorisation d’absence exceptionnelle, chaque année, pour motif religieux, pourrait être envisagée. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y aurait pas à consacrer de régime juridique différent, mais simplement à témoigner d’égards. L’introduction dans les disciplines d’enseignement qui le permettent (histoire, lettres, philosophie, histoire de l’art, musique, arts plastiques) d’une approche plus développée des grandes cultures, et notamment de celles qui peuvent toucher plus directement la mémoire des immigrés, serait sans doute une bonne chose. Le tout bien sûr dans le strict respect de la laïcité, qui requiert une étude raisonnée et une mise à distance, et exclut tout prosélytisme. Pour permettre aux musulmans de se doter de lieux de culte et de construire des mosquées, il conviendrait de mettre un terme aux discriminations foncières comme celles qui conduisent certaines municipalités à faire entrave à la vente de terrains destinés à de telles constructions. Enfin, la laïcité ne peut vraiment s’exercer que lorsqu’on reconnaît à tous les citoyens de toutes confessions le droit d’être enterrés suivant leur religion et leurs coutumes. Trop peu de carrés musulmans existent dans les cimetières. Permettre à ceux qui le souhaitent de sacraliser la terre de France comme terre de sépulture, c’est donner des ferments pour l’enracinement des jeunes générations.  ÂYamina Benguigui et Henri Peña-Ruiz.
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  Lire : (1) Lire Alain Gresh, « Islamophobie », Le Monde diplomatique, novembre 2001. (2) Lire, par exemple, Henri Tincq, Le Monde, 24 octobre 2001. (3) Lire Catherine Clément, « Le signe qui tue », Le Messager européen, n° 3, page 207. (4) El Pais, Madrid, 5 novembre 2001. (5) « Europa laica », la « Fundation Cives » et la Ceapa, fédération de parents d’élèves en révolte ouverte contre les discriminations sur critère religieux.  |
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